Anne Majourel, la cheffe qui n'en fait qu'à sa tête !

Elle aimait la cuisine en autodidacte. En quelques années, elle est passée de passionnée à étoilée. Derrière cette petite femme qui rigole tout le temps et qui fuit les médias, il y a une professionnelle respectée... Confidences sous le soleil !

PAR FLORENCE HAINAUT. PHOTOS D.R. |

On l’a croisée un soir d’été à Sète, alors qu’on venait manger à la Coquerie, son restaurant. On est reparti tard dans la nuit, après des heures de papote, légèrement gris et totalement conquis. On a donc pris un nouveau rendez-vous parce qu’on voulait passer du temps avec elle et en savoir plus sur elle. "Ah bon ?" lance-t-elle ce matin-là dans un grand coup de volant dans une toute petite rue sétoise. Accrochée à la portière, je lui dis qu’elle conduit comme quelqu’un du Sud. La criée commence dans quelques minutes et elle ne veut pas en louper une miette.

Comme tous les jours, elle se gare dans un crissement de pneus et trottine jusqu’à la salle de vente, en saluant tout le monde et en tapant dans le dos de solides marins pêcheurs qui font le double de sa taille. Tout le monde connaît Anne Majourel. Il faut dire que c’est la seule cheffe étoilée de la ville, et à voir les sourires qui naissent sur son passage, il est évident que tout le monde l’apprécie.

Tu veux de la seiche ? 

Dans cette criée aux poissons — la plus importante de la Méditerranée —, des grossistes et des gens qui font du négoce, des poissonniers... Et une seule cheffe! Impossible de trouver plus frais, le poisson sort du bateau. Et c’est juste en bas de chez moi. Petit boîtier électronique en main, elle enchérit sur les lots qui l’intéressent, crée son menu en fonction de ceux qu’elle remporte.

"Oh des étrilles, j’adore ça, je les prends." Elles finiront en bisque fabuleuse. À une distance de 20 mètres, Anne arrive à déterminer qu’un poisson a passé trop de temps sur le pont du bateau. "Mais si on regarde bien, elle ne brille pas cette dorade. Par contre je vais prendre les maquereaux, tiens." Grillés et fumés avec une vinaigrette aux olives, ils se sont avérés parfaits. "Tu veux de la seiche ?" Sautée à l’ail au persil, à grignoter, pour le plaisir. "Bon, allez, ça suffit, je me suis assez fait plaisir, on y va."

Elle charge les bestioles dans les bacs réfrigérés, reprend son volant, comme quelqu’un du Sud donc ("Mais tu trouves vraiment que je conduis mal ?") et se gare devant La Coquerie. Lyvia, Nicolas et Julien l’aident à décharger. "Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter une équipe si chouette", ils sont vraiment super, se félicite-t-elle, sans penser une seconde que c’est sans doute elle qui crée cette ambiance si bienveillante. La Coquerie, c’est un tout petit restaurant, adossé au cimetière marin. De sa cuisine ouverte, elle voit la mer et adore ça. Elle lève des filets en chantant, les blagues fusent.

Un resto de poche étoilé

"Mais arrête de me prendre en photo quand je rigole, ça ne fait pas sérieux !" Plus facile à dire qu’à faire: elle rit tout le temps. Ce qui n’empêche pas les filets de maquereaux de s’entasser à une vitesse hallucinante. Il faut dire qu’elle a du métier. Pendant vingt-cinq ans, avec son mari Jean-Luc, ils ont tenu le Ranquet, à Tornac, dans les Cévennes et transformé le lieu en restaurant étoilé et puis en hôtel chic.

Elle passe d’autodidacte à étoilée. Ils revendent tout en 2009 et viennent s’installer à Sète, où Jean-Luc est né. Tranquilles, peinards, au soleil, les doigts de pieds en éventail. Si ce n’est qu’Anne Majourel, c’est la version humaine du lapin Duracell à qui on mettrait des nouvelles piles chaque matin. Impossible de jouer les retraités, ça la chatouille, ça la gratouille, elle remet le couvert. La Coquerie naît, l’étoile arrive très vite. Puis Jean-Luc disparaît brutalement. Sans son ombre bienveillante et rassurante, Anne vacille. Mais elle tient. Puis, au fur et à mesure du temps, s’affirme. Il n’y a plus qu’elle et ce projet ne ressemble plus qu’à elle.

Elle s’épanouit, apprend à gérer les clients, évite les suréclairages médiatiques. Son resto de poche est plein tout le temps, elle refuse du monde tous les jours: Je ne veux pas plus de publicité, c’est déjà assez dur de dire non aux gens! Autour d’elle, une équipe qui l’adore et qui tient plus de la famille que du milieu professionnel, mais aussi des amis comme Gilbert, le voisin metteur en scène, qui vient prendre l’apéro plusieurs fois par semaine. Et puis Lara, la complice, avec son palais affûté. Elle lui a tricoté une maille nature à sa carte des vins, et partage son plaisir à rire et sourire de tout.

Drôle, sincère, déterminée et passionnée, elle donne envie de ne plus jamais partir et d’écrire une supplique pour rester boire des verres avec elle à Sète. Son côté direct peut désarçonner, on est loin du côté amidonné des grandes tables. En plein service, elle virevolte, gère chaque détail, va servir à table, vérifie que tout roule, blague avec les clients, dirige ses employés avec une bienveillance qu’on a rarement croisée. On mange excellemment bien, chez elle, et pour pas très cher : le menu unique est à 65 €, un prix brasserie pour un étoilé.

Fin de soirée, parfois, des clients s’attardent. Ce soir-là, elle finit par aller leur offrir une coupe de bulles: "On n’est pas là pour souffrir, hein ! Bon, vous m’excuserez, je suis pieds nus, c’est pas grave ? Forcément, il y a les clients qui deviennent des amis. Tu veux goûter le filet mignon séché ? C’est un client qui me l’a apporté." C’est vrai que les fleurs, c’est périssable. Puis le filet mignon c’est tellement bon!

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