En cuisine avec le chef étoilé Giovanni Bruno

Il a été nommé 13e meilleur chef italien du monde par le guide 50 Top Italy, qui classe chaque année les 50 meilleurs restaurants du genre à travers le globe. Rencontre dans les coulisses du Senzanome, son restaurant depuis trente ans, où il nous évoque son enfance, son amour pour la cuisine...

Par Ingrid Van Langhendonck. Photos Eating.be |

Cela fait trente ans cette année que Giovanni Bruno est à la tête du Senzanome. Un anniversaire qui sera marqué par une série d’événements, et une boulimie de projets pour le chef étoilé. Entre son restaurant au Petit Sablon et sa présence sur le food market de la Gare Maritime de Tour & Taxis, il se distingue par cette récompense inattendue tombée début janvier. Se retrouver 13e sur les 50 meilleurs restaurants italiens en dehors de l’Italie, c’est une belle reconnaissance, qu’il commente pour nous, tout en se positionnant comme le premier ambassadeur d’une certaine gastronomie à l’italienne.

Une bonne pâte avec un bon verre de vin, serait-ce le nouveau gastro ?
Cela a pris de l’importance, tout doucement. La cuisine italienne a changé de visage. L’an passé, j’étais 39e et quand on se retrouve dans le top 50, c’est déjà une bonne nouvelle, mais c’est passé un peu inaperçu. Cette reconnaissance à l’international compte pour nous, on nous fait comprendre par là que nous sommes des relais à  l’étranger. Passer à la 13e place, c’est flatteur et évidemment, je vise le top 10, mais je suis bien entouré. Dans le classement, on ne trouve que des chefs connus en Italie, parfois des secondes maisons de restaurants doublement ou triplement étoilés, comme Don Alfonso à Toronto ou le Sesamo à Marrakech, L’antenne au Maroc de Massimiliano Alajmo. Il y a du beau monde devant moi, cela vous donne une idée de la fierté que j’ai pu ressentir… Ce qui me touche, c’est d’être reconnu en Belgique. Pour moi qui suis un belge d’acquisition, quand la presse belge célèbre ma cuisine, je suis très touché, au moins autant que par la réaction des clients. Le lendemain du jour où ces articles sont sortis, notre boîte mail explosait de réservations. 250 tables ont été réservées en deux jours… Presque toutes venaient de clients belges de partout, de Gand ou même d’Ostende… Ce qui devient rare dans une ville dont la mobilité est particulièrement massacrée. Entre les tunnels fermés, les attentats et la pandémie, on a vraiment souffert et je peine à convaincre certains clients de venir dans le centre-ville.

La cuisine, cela a été une évidence? Parlez-nous de votre parcours ?
Mon père était une fine fourchette et il est arrivé en cuisine par passion, mais c’était un ingénieur pas un cuisinier, il a quitté les mines de soufre siciliennes pour venir s’exiler en Belgique et réaliser son rêve… Ma mère l’a convaincu de choisir la Belgique. Mes frères et sœurs, puis moi ensuite, nous avons travaillé dans le restaurant. J’avais pourtant d’autres rêves au départ. Je voulais être designer ou coureur automobile. Puis à 22 ans, j’ai finalement repris le restaurant familial avec ma sœur Nadia. C’est un poids financier, des financements, un métier exigeant, une responsabilité et je me suis dit que si je me lançais dans cette aventure, il fallait que je fasse cela bien. Je suis un autodidacte, j’ai appris la cuisine... en cuisine, avec mes parents et si je les écoutais, je ne cuisinais que pour répondre aux choix du client, mais je suis un peu rebelle. Je voulais m’affranchir de leur parcours, les jeunes ont souvent ce besoin de ne pas suivre la voie qu’on leur avait indiquée, et mon fils n’échappe pas à cette règle aujourd’hui (il rit). La gastronomie italienne, à ce moment-là, cela tournait principalement autour de la pizza. La cuisine italienne servie dans les restaurants en Belgique était bâclée, c’était une cuisine "adaptée" comme on l’a fait à Londres ou aux Etats-Unis, on n’y mangeait pas vraiment comme en Italie.

D’où est venu le déclic pour changer les choses ?
C’était il y a plus de 30 ans, un jour je me suis retrouvé entouré d’amis français, tous chefs, des pâtissiers et de futurs grands chefs qui m’ont demandé de leur préparer une cuisine authentique, ils voulaient manger ‘comme en Italie’. J’avais pu goûter leur cuisine gastronomique, et j’avais déjà dévoré toute une série de livres, autant que je pouvais sur la gastronomie italienne, il n’existait aucun livre en français à l’époque. Je me suis lancé, ils m’ont dit de concert que j’avais un filon, que je devais suivre cette voie et cela m’a confirmé ce que je ressentais déjà. J’ai alors commencé à sortir un peu mon jeu, dans une petite salle de 28 couverts à Uccle. Le restaurant s’appelait Il Carretta, plus tard nous avons déménagé vers Schaerbeek. Le premier Senzanome était derrière l’église de la rue Royale Sainte-Marie.  C’est là que j’ai commencé à servir du carpaccio ; c’était tout à fait inédit dans les années 80… J’ai préparé les pâtes à l’encre de seiche, des poissons juste saisis avec une garniture du sud, des câpres, des agrumes, tous ces parfums de mon enfance, puisque j’ai grandi en Italie, du côté de la Sicile… J’ai la main du Sud. Cela n’a pas été facile, il est arrivé que des clients quittent le restaurant furieux parce que je ne servais pas de tagliatelles à la crème à côté d’une escalope milanaise (rires).

Pourquoi persévérer ?
J’ai persisté parce que j’étais convaincu, et ça a payé. J’ai été un précurseur même si je gagnais moins bien ma vie que d’autres chefs italiens installés en Belgique. Mais j’ai tout gagné parce que trente ans plus tard, je me lève chaque matin avec la même envie. Faire mon métier est devenu une passion. Pour grandir, je me suis intéressé à plein de cuisines, aux codes des autres chefs, à d’autres modes de cuisson, j’ai adoré la cuisine fusion, cela m’a passionné. J’ai voulu moderniser, remasteriser, la cuisine italienne traditionnelle, sans la dénaturer. Une sophistication qui est rendue possible aussi parce qu’on a gagné en technique en cuisine : on a aujourd’hui des fours d’une précision incroyable, on maîtrise la cuisson basse température, les chambres de maturation pour les viandes, cela nous permet d’autres expériences et d’aller plus loin dans le travail du produit.

Qu’est ce qui caractérise, d’après vous, la cuisine italienne et fait sa richesse ?
Le terroir, avant tout chose est exceptionnel. Même si du nord au sud de l’Italie, ce ne sont pas les mêmes produits, on ne mange pas à Rome comme à Palerme. Dans le nord, le Tyrol italien, c’est presque autrichien ou allemand, c’est du gras et encore du gras, puis en descendant vers Bologne la cuisine devient plus méditerranéenne et en Sicile, on sublime le poisson. Aujourd’hui, tout le poisson péché en Sicile et dans le sud part vers les restaurants de Rome et de Milan. Ce qui a changé ces dernières années, c’est que les gens s’intéressent davantage à la vraie cuisine italienne, pas la cuisine de ciccio napolitain, avec un bolo ou de la lasagne et une bouteille de Bardolino qui tâche. Ce cliché a disparu. Et surtout, quand on remonte dans l’histoire de la gastronomie, la cuisine italienne fait partie de l’histoire de la gastronomie française: Catherine de Médicis, quand elle a épousé Henri II au 16e siècle, est arrivée de Florence à la Cour de Paris avec ses épices, ses cuisiniers, ses recettes et cela a été absorbé par la cuisine française… Le macaron, rien que cela, ce n’est pas une recette française, mais bel et bien italienne ! Mais les français ont toujours su vendre la gastronomie comme une carte de visite, ils ont su valoriser leurs vins, leurs terroirs et ils ont eu un ambassadeur comme Escoffier qui a tout codfié. Ce qui n’existe pas en Italie, où la cuisine est avant tout une tradition familiale.

La cuisine familiale, c’est cela le secret ?
Evidemment, je ne prétends jamais faire la cuisine mieux que la mamma de mes amis italiens, je ne vise que la seconde place sur le podium (rires). C’est comme ça en Italie !  Moi-même, je reste ému par le souvenir de la pasta que préparait mon grand-père, des spaghetti aux tomates qu’il faisait avec de l’extrait de tomates, qu’il mélangeait avec de l’ail, une couenne et un peu d’eau qu’il laissait mijoter : c’était à tomber par terre !
En fait, le secret de la cuisine italienne c’est un trio : le produit, la cuisson et l’assaisonnement : et quand tu maîtrises ces trois aspects en tant que chef, tu es un champion du monde. Et puis, il y a la générosité, c’est un de nos ingrédients principaux. Chaque fois que je retourne en Italie, je prends au moins six kilos sur mon séjour : « mangia, mangia! ». On ne peut rien refuser à une Italienne qui a passé tant de temps en cuisine, alors qu’après les antipasti, tu n’as déjà plus faim.

Quels autres éléments font l’attractivité de votre restaurant ?
J’ai mis tout mon soin dans la déco de ce restaurant, c’est le dernier que je vais ouvrir donc je voulais me faire plaisir, pas que je compte mourir demain, mais je ne vais pas travailler toute ma vie… (il rit) J’ai imposé pas mal de choses à mes architectes, avec ma sœur qui est mon associée de toujours, on a voulu un restaurant qui nous ressemble et chaque élément de déco raconte quelque chose qui nous incarne. C’est intéressant de constater que la fréquentation du restaurant a singulièrement augmenté depuis que nous sommes ici. Alors que le restaurant de Schaerbeek est à moins de deux kilomètres d’ici. La localisation a vraiment changé la donne et c’est un conseil à donner à un jeune restaurateur : soigner la localisation de son établissement. Je ne parle pas seulement du flux des touristes, mais des habitués qui trouvent aussi l’endroit plus accessible. Ensuite, l’étoile aussi a changé la donne. Les étoiles Michelin sont souvent critiquées, mais elles m’ont apporté beaucoup. Des études ont tout de même établi qu’une étoile amène entre 30 et 35% de hausse du chiffre d’affaires pour un restaurant, encore davantage avec une seconde étoile. Chez moi, cela a été un tremplin. Je l’ai décrochée en même temps que le San Daniele, nous étions les premiers italiens à recevoir une étoile et, d’après moi, cela a amorcé de regain d’intérêt que l’on constate envers la gastronomie italienne aujourd’hui.

1 place du Petit Sablon, 1000 Bruxelles

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