Quand les chefs belges militent pour une pêche durable

Si l’on veille à respecter la saisonnalité des fruits et légumes, on oublie celle des poissons et fruits de mer. De plus en plus de professionnels de la restauration se mobilisent donc pour nous y sensibiliser. C’est le cas en Belgique de Filip Claeys, chef étoilé et fondateur du collectif North Sea Chefs.

PAR SIGRID DESCAMPS. PHOTOS D.R. SAUF MENTIONS CONTRAIRES. |

Que l’on soit soucieux de notre santé, de celle de la planète, voire des deux, une chose est sûre : nous sommes de plus en plus nombreux à tendre vers une alimentation plus écoresponsable. On veut mieux manger pour améliorer notre santé, et si au passage, on peut diminuer nos dépenses, c’est encore mieux. Mais on le fait également pour réduire notre impact social et environnemental. Pour y parvenir, plusieurs voies sont possibles : éviter les emballages excessifs et le gaspillage alimentaire (en planifiant ses repas, en diminuant la quantité de déchets...), cuisiner soi-même avec un minimum d’eau et d’électricité, supprimer au maximum les aliments transformés (leur fabrication génère une empreinte environnementale plus élevée) et évidemment, favoriser les ingrédients frais, locaux et de saison.

Et pour ceux qui souhaiteraient abandonner la chair animale :

Le poisson de saison

Si l’on trouve aujourd’hui aberrant de consommer certains fruits et légumes hors saison, force est d’admettre que l’on se pose moins la question quand il s’agit de poissons ! Or la majorité d’entre eux, au même titre que les fruits des mers, possèdent leur propre calendrier. Et le respect de leur saisonnalité est primordial, pour la préservation même des espèces tout d’abord : chacune a en effet des périodes de reproduction et de croissance spécifiques. En pêchant des poissons hors saison, on risque de retirer des eaux trop de poissons en âge de se reproduire, ce qui menace la survie de leur population entière. Elle est importante aussi pour l’équilibre de tout l’écosystème marin : les poissons et crustacés jouent un rôle clé dans l’équilibre de la faune et de la flore. En respectant la saisonnalité, on permet aux espèces de se reproduire et de contribuer à maintenir cet équilibre. Respecter la saisonnalité influence également la qualité de nos repas : les poissons pêchés en saison sont plus savoureux et de meilleure qualité ; ils sont plus développés et donc, plus nutritifs.

Enfin, en consommant des poissons de saison, on encourage la pêche locale et durable, devenue depuis plusieurs années un enjeu de premier plan. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture en a d’ailleurs fait l’une de ses priorités. Un peu partout dans le monde, de plus en plus de professionnels – pêcheurs, éleveurs, mais aussi restaurateurs – se mobilisent donc pour mettre en place des critères et actions pour sensibiliser, informer et guider... aussi bien leurs pairs que les consommateurs lambda. C’est le cas chez nous, entre autres, du chef étoilé Filip Claeys.

Trouver le bon thon

Formé à l’école hôtelière Ter Duine, à Coxyde, Filip Claeys a notamment travaillé aux côtés de Geert Van Hecke chez De Karmeliet, et de Sergio Herman au Oud Sluis. En 2006, il décide de reprendre le restaurant de Ronnie Jonkman, à Bruges, dont
il conserve le nom. C’est là que tout bascule, commente le chef en souriant. Après avoir passé treize ans dans deux grandes maisons, je voulais proposer ma propre cuisine, pas un copier-coller de celles de Geert et de Sergio. Vu mon expérience chez eux, les clients qui venaient ici s’attendaient à ce que je leur propose une cuisine trois étoiles... Je n’étais pas prêt pour cela ; je voulais d’abord trouver mon identité.

Une quête qui lui prendra deux ans et s’effectuera par le biais de nombreux voyages, avec une étape clé à Tokyo. Cela a été la révélation : le thon que l’on sert là-bas n’est pas comparable avec celui que l’on a ici. J’ai compris que le meilleur poisson est celui qui est pêché localement et acheté frais sur le marché. Et qu’au lieu de servir du thon de second ordre venu de loin, je devais me tourner vers d’autres poissons, de qualité, frais et locaux. J’avais oublié d’où je venais : mon grand-père était pêcheur... Je devais retourner aux sources, valoriser notre héritage, et aussi, redevenir chauvin (rires). Dans le même temps, je me suis rendu compte que beaucoup de poissons pêchés en mer du Nord étaient rejetés à la mer ou jetés. J’ai donc décidé de mettre à la carte des poissons locaux et de saison... Dans un premier temps, j’ai perdu 40 % de ma clientèle ! Les gens avaient peur de ces poissons “méconnus” : ils voulaient du saumon, du thon, de la sole... !

La vague du premier choc passée, le chef ne se laisse toutefois pas abattre : J’avais le choix entre jouer la carte de la sécurité et le combat. J’ai choisi de monter sur les barricades et de changer les mentalités ! Un choix qui a payé : le chef est aujourd’hui doublement étoilé (depuis 2011), le Michelin appréciant particulièrement sa cuisine axée sur les produits de la mer et saluant son engagement pour la durabilité. Un engagement qui l’a poussé en parallèle à créer tout un mouvement national pour une pêche durable : North Sea Chefs.

Un collectif de passionnés engagés

J’ai décidé de mettre en avant nos poissons. Je trouvais impensable que des tas de poissons soient rejetés ou servent uniquement de nourriture à d’autres animaux, dont des poissons d’élevage. J’ai donc contacté plusieurs chefs belges et néerlandais afin de créer un groupe pour promouvoir la pêche durable. Il faut savoir que la pêche tend généralement à cibler les espèces populaires, celles les plus demandées par le grand public. L’idée est aussi, par extension, de booster l’envie et la demande des consommateurs et des magasins. Nous devons apprendre à manger ce que capturent les pêcheurs. Et pas leur faire prendre uniquement ce que nous avons envie de manger, les poussant ainsi à jeter tout le reste. Il m’a fallu près de quatre ans pour concrétiser le projet North Sea Chefs, qui a été officiellement lancé en 2011 (avec le chef néerlandais Rudi Van Beylen du Hof ten Damme, ndlr).

Le collectif entend à la fois modifier l’approche de la pêche en mer du Nord, mais aussi la façon dont les poissons et fruits de mer sont cuisinés et consommés. Les chefs réunis au sein de ce groupe mettent donc tout en œuvre, au sein de leur établissement, pour promouvoir des espèces locales méconnues. On y retrouve, entre autres, Sergio Herman, Kobe Desramaults, David Martin, Sang Hoon Degeimbre, Alain Bianchin, Christophe Hardiquest, Seppe Nobels, Pierre Résimont, Thomas Troupin...

À la tête du Coq aux Champs, Christophe Pauly a rejoint le collectif en 2018 : Je connais Filip depuis des années et c’est tout naturellement qu’il m’a proposé de le rejoindre lorsque North Sea Chefs s’est élargi aux chefs wallons. J’adhère pleinement à leurs valeurs. J’aime l’idée de travailler avec des poissons méconnus, de valoriser cette pêche qui était rejetée avant. En outre, en travaillant avec les produits de la mer du Nord, je m’assure un approvisionnement direct, plus proche et de qualité.
C’est tout bénéfice pour le client aussi.

Le chef confirme : Quand on met un plat avec un poisson précis à la carte, on est dépendant de sa pêche et si celle-ci est mauvaise, les prix s’envolent. Ce n’est pas le cas si on travaille avec le poisson du jour, qui peut être différent chaque jour. C’est ce qui est passionnant pour un chef ; cela nous pousse à travailler des poissons moins populaires comme le tacaud ou le grondin, qui jadis ne valaient rien alors que ce sont des espèces super intéressantes à préparer. En fait, il n’y a pas de “mauvais” poisson, il faut simplement apprendre à les connaître, à maîtriser leur préparation et ensuite, à les mettre en valeur. À noter que les chefs collaborent entre eux : Nous nous réunissons régulièrement et nous partageons nos idées. Chaque année, des chefs testent et étudient des produits, imaginent des recettes, des fiches techniques. Cela permet de créer une grande base de données dans laquelle tout le monde peut aller puiser.

La Belgique, exemplaire ? Oui, mais...

Un peu plus de dix ans après son lancement, le collectif voit son travail porter ses fruits. Filip Claeys : La Belgique est devenue un exemple en matière de pêche durable. La criée de Zeebruge est désormais considérée comme l’une des meilleures d’Europe et plusieurs espèces, jadis pas ou peu exploitées, sont mises dans la lumière. Un poisson comme le tacaud qui se vendait autrefois 10 cents le kilo et ne servait que de nourriture pour animaux en vaut aujourd’hui 4,5 €. C’est le cas aussi de la petite roussette, que certains pêcheurs utilisaient pour... nettoyer le pont en bois de leur bateau !

Une évolution positive donc. Oui, mais...On dénombre encore plusieurs tonnes de poissons non vendus chaque année, déplore Filip Claeys. Si les chefs s’adaptent, ainsi que leur clientèle, on ne touche pas encore assez les consommateurs lambda. Mon grand défi aujourd’hui, c’est de changer la mentalité dans les magasins, les poissonneries comme les grandes surfaces. Il faut non seulement sensibiliser les gens à découvrir de nouvelles espèces, mais aussi, leur faire retrouver le plaisir de manger des poissons entiers.

Dans les pays du sud, on mange tout le poisson. En Belgique, on est trop gâtés : on veut des filets (rires). On travaille bien du poulet entier, avec les os, pourquoi pas le poisson avec ses arrêtes ? Une astuce pour préparer n’importe quel poisson ? La cuisson qui s’adapte à tous–sauf à la sole, qui se cuit à la poêle et au beurre – c’est au four, à 120 degrés. Et si vous avez envie d’un coup de pouce pour vous lancer, North Sea Chefs a développé cinq sauces (disponibles entre autres chez Delhaize) pour accompagner poissons et fruits de mer !

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